Aider les Tatars de Crimée à se sentir à nouveau chez eux
Aider les Tatars de Crimée à se sentir à nouveau chez eux
KIEV, Ukraine, 8 juin (UNHCR) - Après des années en exil et de retour dans sa patrie ancestrale depuis quelques années seulement, la famille Izetov serait en mesure de rivaliser avec n'importe quel législateur, politicien ou avocat par sa connaissance de la loi et des procédures ukrainiennes relatives à la citoyenneté.
Ils doivent leur connaissance à l'expérience. « Ma belle-mère a été la première à retourner en Crimée, en 1993 », déclare Ulvie Izetov, en faisant référence à la péninsule du sud de l'Ukraine, d'où sont originaires ses ancêtres, les Tatars de Crimée. « Elle a été naturalisée en 2000. En 2002, ma mère et mon frère sont rentrés. Ils ont demandé leur naturalisation la même année et l'ont obtenue en 2003. »
Ulvie a, quant à elle, été naturalisée cette année, avec son mari et son fils aîné. « Nous devons devenir des citoyens. Nous ne sommes pas venus pour une courte période, mais pour rester définitivement dans notre patrie. J'envisage maintenant le futur de mes fils avec confiance », déclare-t-elle, sûre que son petit-fils recevra également un passeport lorsqu'il sera grand.
Cette sensation de certitude et d'appartenance est un changement radical et bienvenu après plus de 60 ans de déracinement. Les Izetov faisaient partie du groupe de plus de 200 000 Tatars de Crimée déportés en mai 1944, sous le régime de Joseph Staline, qui les accusait d'être alliés aux Nazis. Certaines familles n'ont disposé que de 10 minutes pour emballer leurs effets personnels et de la nourriture avant d'être entassées dans des trains à bestiaux qui les ont emmenées vers des républiques qui faisaient alors partie de l'Union soviétique. Beaucoup de déportés sont morts pendant le trajet, long et difficile ; la plupart des survivants sont finalement arrivés en Ouzbékistan.
Même si le programme de déportation, qui a concerné huit « nations » ethniques dans leur totalité, a pris fin en 1953, à la mort de Staline, les Tatars de Crimée ont été empêchés de rentrer chez eux : leur patrie occupait une place stratégique sur la Mer Noire et était devenue une région prisée par les officiers soviétiques pour y passer leurs vacances ou leur retraite. Ceux qui tentaient de retourner dans la péninsule étaient à nouveau déportés.
C'est seulement à la fin des années 80, lorsque l'Union soviétique a vu son contrôle s'affaiblir, que les Tatars de Crimée ont commencé à rentrer régulièrement chez eux. A la chute de l'Union soviétique, en 1989, beaucoup des personnes anciennement déportées (PAD) ont été mises en situation difficile lorsque les anciennes républiques sont devenues des pays indépendants. Certains sont devenus apatrides, d'autres ont reçu la nationalité ouzbèke ou celle d'autres anciennes républiques soviétiques, avec lesquelles ils n'avaient aucun lien réel.
En 1996, près de 250 000 PAD, principalement des Tatars, étaient rentrées en Crimée, mettant fin à leur déportation. Quelque 150 000 d'entre eux ont pu obtenir la nationalité automatiquement grâce à la loi ukrainienne de 1991 relative à la citoyenneté. Cependant, plus de 100 000 personnes, rentrées après que le pays eut déclaré son indépendance, ont éprouvé plus de difficulté pour obtenir leur naturalisation. Environ 28 000 d'entre elles sont devenues de facto apatrides, parce qu'elles sont rentrées au pays après la loi ukrainienne sur la nationalité mais avant que la loi sur la nationalité de leur pays de déportation ne prenne effet.
Plus de 80 000 autres avaient déjà acquis la citoyenneté de leur pays de déportation et ont eu des problèmes pour y renoncer et obtenir celle de leur nouveau pays, l'Ukraine. Pour avoir droit à la nationalité ukrainienne, ils devaient renoncer à leur nationalité ouzbèke, ou autre, un processus souvent long, bureaucratique et coûteux. Des années pouvaient s'écouler avant qu'un Tatar de Crimée ne puisse jouir de ses droits de citoyen.
L'UNHCR a commencé à travailler en Crimée en 1996, lorsque le gouvernement lui a demandé de l'aide pour réintégrer les Tatars rentrés au pays. Guy Ouellet, le délégué régional de l'UNHCR pour l'Ukraine, la Biélorussie et la Moldavie, déclare : « Avec un budget de 5,3 millions de dollars US, l'aide fournie par l'UNHCR, au cours de ces dix dernières années, pour intégrer les PAD et leurs descendants en Crimée, représente le programme de prévention et de réduction du statut d'apatride le plus complet que nous ayons jamais mis en oeuvre à travers le monde. »
Au départ, l'aide variait de l'hébergement provisoire à des programmes d'infrastructure et de développement pour les PAD qui rentraient en Crimée. L'UNHCR a financé des organisations non gouvernementales pour développer un réseau local d'avocats afin de fournir des conseils juridiques gratuits aux personnes de retour. L'agence a également soutenu la formation de toutes les autorités impliquées dans le processus de naturalisation, depuis les bureaux locaux des passeports en Crimée jusqu'au Département de la citoyenneté du Président. Elle a enfin inclus le parlement et le gouvernement ukrainiens dans son programme de conseils juridiques afin qu'ils adoptent une législation nationale adaptée et des traités bilatéraux pour simplifier le processus de naturalisation.
L'UNHCR a aussi lancé plusieurs campagnes d'information sur la citoyenneté pour sensibiliser les personnes rentrées au pays aux avantages de la nationalité ukrainienne. Sans elle, « ils ne peuvent travailler pour des agences du gouvernement. Ils ne peuvent pas trouver d'emploi car, en tant que citoyens ouzbeks, ils ne sont pas acceptés par les agences pour l'emploi. Même s'ils trouvent du travail, la plupart des employeurs ne veulent pas les déclarer officiellement », explique Elvira Zeitullaeva, qui dirige la Fondation pour l'assistance, un des partenaires-clés de l'UNHCR en Crimée.
A la fin de 2001, une nouvelle loi ukrainienne sur la citoyenneté, bien meilleure, et un traité bilatéral entre l'Ukraine et l'Ouzbékistan sur les procédures simplifiées pour changer de nationalité furent adoptés : plus de 90 pour cent des Tatars rentrés en Crimée sont alors devenus des citoyens ukrainiens naturalisés. Cependant, des problèmes ont surgi lorsque l'Ouzbékistan a refusé la prolongation de cet accord après la fin de 2001.
Plus récemment, depuis la fin de l'année dernière, en raison de nouveaux développements dans la loi ukrainienne, le taux de naturalisation a augmenté de façon soudaine : plus de 3 500 Tatars de Crimée sont devenus des citoyens ukrainiens depuis octobre 2004.
Un des changements notables est la décision du gouvernement de Kiev de dénoncer les accords bilatéraux avec l'Ouzbékistan et la Géorgie sur la prévention de la double nationalité : à présent, les Tatars de Crimée qui reviennent de ces pays peuvent bénéficier des procédures simplifiées prévues par la loi de 2001 relative à la citoyenneté. Les avantages consistent en une année de citoyenneté provisoire, s'ils renoncent à leur citoyenneté précédente, ainsi qu'une dispense totale des frais des procédures de renonciation si ceux-ci - par exemple 105 dollars US, pour renoncer à la citoyenneté ouzbèke - excèdent le salaire mensuel minimum en Ukraine.
Seit-Yakhya Seit-Yakubov est de retour en Ukraine depuis 2002. Il a été naturalisé avec sa femme et sa fille en 2004. « Le fait que les procédures simplifiées pour l'annulation de la citoyenneté ouzbèke soient entrées en vigueur nous a beaucoup aidés. Nous sommes soulagés d'être enfin des citoyens ukrainiens », dit-il.
Alim, son petit-fils, un adolescent, ajoute : « A partir de maintenant, nous pouvons participer aux élections. » Alim a été naturalisé cette année et bénéficiera, entre autres, d'une éducation gratuite.
« Parfois, je compte tout l'agent que nous avons dépensé dans ces procédures et que nous aurions pu utiliser pour acheter des briques et des châssis de fenêtres pour notre maison, qui n'est pas finie », soupire Ulvie Izetov, qui est cependant heureuse de son nouveau statut. « Sans citoyenneté, nous n'avons pu, pendant longtemps, posséder de terres. »
La question des terres est toujours cruciale pour les Tatars rentrés chez eux : lorsqu'ils sont rentrés, beaucoup d'entre eux ont trouvé leurs terres ancestrales occupées par d'autres. Ils ont introduit des demandes de restitution et de compensation éventuelle pour la perte de leurs droits et de leurs propriétés.
« Il est essentiel que chaque citoyen ait le droit d'obtenir une parcelle et commence à s'en occuper », insiste Madame Zeitullaeva, de la Fondation pour l'assistance.
Sergey Babashin, qui dirige le département pour la citoyenneté, l'immigration et l'enregistrement au sein du directorat central du Ministère de l'Intérieur ukrainien de la République autonome de Crimée, résume les défis à venir : « Le principal est d'informer davantage les gens. Maintenant, nous devons vivre ensemble : plus l'intégration à la société sera rapide, moins il y aura de problèmes inter-ethniques. »
Selon la Fondation pour l'assistance, quelque 8 000 Tatars de Crimée et leurs familles, revenus au pays après avoir été déportés, restent des citoyens de pays étrangers. Entre 1 000 et 2 000 personnes supplémentaires rentrent chaque année. Grâce aux procédures simplifiées, le nombre de naturalisations dépasse celui des retours : les passeports sont délivrés en quelques semaines. Cela devrait permettre aux autorités et aux organisations humanitaires de se concentrer sur l'intégration à long terme, afin que les Tatars de Crimée se sentent à nouveau chez eux.
La législation relative à la citoyenneté de l'Ukraine, très avancée, lui a permis de signer en 1997 la Convention européenne relative à la Nationalité. Des amendements supplémentaires, préparés actuellement au Parlement, pourraient bientôt mener à la ratification de cette convention et à l'accession à la Convention de 1961 sur la réduction du statut d'apatride. Le 7 juin, l'UNHCR et le Conseil de l'Europe organiseront à Kiev, avec des représentants des pouvoirs exécutifs et législatifs ukrainiens, une conférence pour analyser et promouvoir ce processus ainsi que la future accession de l'Ukraine à la Convention de 1954 relative au statut des apatrides.
Par Natalia Prokopchuk, UNHCR en Ukraine