Déclaration de M. Poul Hartling, Haut Commissaire des Nations Unies pour les réfugiés, à l'occasion de la cérémonie de remise de la Médaille Nansen de 1984
Déclaration de M. Poul Hartling, Haut Commissaire des Nations Unies pour les réfugiés, à l'occasion de la cérémonie de remise de la Médaille Nansen de 1984
Monsieur le Président,
Je voudrais d'abord remercier le Secrétaire général, M. Javier Péres de Cuéllar, de l'intérêt soutenu qu'il porte à l'action menée en faveur des réfugiés. Comme en témoigne une fois de plus le message qu'il nous a adressé à l'occasion du trentième anniversaire de la remise de la Médaille Nansen et dont vous venez de donner lecture.
Ce sont les réfugiés de la mer qui retiennent aujourd'hui notre attention et les marins, fidèles aux règles chevaleresques des gens de mer, qui, n'écoutant que leur coeur, se sont portés à leur secours. Au nombre de ces hommes courageux figurent le commandant et deux membres de l'équipage du cargo américain « Rose City », le capitaine Lewis Hiller, MM. Jeff Kass et Gregg Turay, que le privilège d'accueillir ici. Ces hommes n'ont pas hésité, par une nuit de tempête, à se porter au secours de 85 réfugiés indochinois en détresse et cet acte de courage mérite d'être inscrit en lettres d'or dans les annales de l'histoire de la marine et de l'histoire des réfugiés.
Il y aura bientôt 10 ans que les premiers réfugiés de la mer ont quitté leur pays, et pris le large en quête d'une terre d'asile. Leur tragédie n'a toujours rien perdu de son intensité. Les départs ont commencé à la fin de la guerre du Viet Nam ; d'abord assez peu nombreux, ils se sont ensuite multipliés pour se transformer en un véritable exode de centaines de milliers de personnes. Partant à la tombée de la nuit et n'emportant souvent que le strict minimum - à boire et à manger pour quelques jours à peine - ils s'embarquaient sur de frêles embarcations qui n'étaient pas faites pour affronter la haute mer. Leur but était d'atteindre le pays d'asile le plus proche mais comme ils n'avaient aucune expérience de la navigation, le manque de carburant, une avarie, les courants ou les vents contraires ou simplement le mauvais temps les empêchaient souvent de parvenir à destination. Les plus malchanceux étaient pris dans un typhon ou victimes d'agressions d'une rare cruauté.
La majorité de ceux qui ont atteint les rivages hospitaliers ont débarqué en Malaisie ou encore à Hong Kong, en Indonésie ou en Thaïlande ; beaucoup d'autres encore ont accosté aux Philippines ou à Singapour et certains sont même allés jusqu'en Australie.
Plus d'un demi-million de réfugiés de la mer ont leur souhait et trouvé une nouvelle patrie grâce aux pays qui ont accepté de les accueillir : les Etats-Unis d'Amérique et d'autres pays d'immigration traditionnels, beaucoup de pays européens des pays qui admettent les réfugiés recueillis par les navires battant leur pavillon. Mais combien d'autres ont-ils trouvé la mort sans avoir pu réaliser leur rêve. Les épreuves qu'ils ont endurées défient l'imagination. Au nombre de ceux qui fuient, beaucoup disparaissent à tout jamais et nombre d'autres sont marqués pour la vie.
Qu'ils franchissent clandestinement une frontière ou qu'ils se cachent dans la soute à bagages d'un avion ou sous un wagon de chemin de fer, tous les réfugiés courent des risques physiques, sans parler des souffrances morales qu'ils endurent lorsqu'ils quittent l'environnement qui leur est familier pour un avenir incertain, avec la sombre perspective de se retrouver dans un camp. Mais l'odyssée de la mer est une lutte incessante pour la survie, qui commence dès l'instant où ils décident de la fuir et ne s'achève qu'une fois qu'ils sont admis à s'installer définitivement dans un pays - ce qui peut prendre des mois et même des années. Quoi qu'il en soit, ils partent, au péril de leur vie et de celle des êtres qui leur sont chers, pour ce qui risque bien d'être leur dernier voyage.
Après des jours et parfois des semaines d'errance en haute mer, épuisées par les efforts qu'il leur faut déployer pour continuer à faire avancer leur frêle embarcation à la rame ou avec des voiles de fortune lorsque le moteur a rendu l'âme, mourant de faim et de soif, ces victimes de catastrophes naturelles ou causées par l'homme rassemblent ce qui leur reste de forces pour attirer l'attention des navires qui croisent dans les parages ; mais hélas leurs espoirs sont trop souvent déçus ; c'est des douzaines de fois, jour après jour, nuit après nuit, que leurs signaux de détresse restent sans réponse.
Au début, les navires s'arrêtaient plus volontiers pour recueillir les réfugiés de la mer, même si cela les obligeait à changer de cap et s'ils savaient qu'ils auraient du mal à trouver un pays de premier asile où débarquer les réfugiés. Naturellement, ces navires pouvaient être retardés, le temps que l'on procède aux contrôles sanitaires et que l'on accomplisse les formalités d'admission - et les retards pouvaient être encore plus longs s'ils n'étaient pas autorisés à débarquer les réfugiés et s'il leur fallait alors se diriger vers un autre port. Comme, en outre, ces opérations coûtaient cher à la compagnie et attiraient donc des ennuis au commandant du navire, les sauvetages se sont fait plus rares, surtout depuis la fin des années 70. Il est vrai que le programme d'organisation méthodique des départs mis en oeuvre par le Gouvernement vietnamien en 1979 s'est révélé efficace en ce sens qu'il offre une solution de rechange valable à ceux qui veulent quitter le pays. Mais, le problème des réfugiés indochinois est néanmoins resté fondamentalement le même, beaucoup de ces malheureux continuant de se lancer dans ce périlleux voyage.
L'exode se poursuivant sans trêve, l'attention de la communauté internationale et des milieux maritimes a été appelée sur cette question, qui dépasse largement le contexte local. La question du sauvetage en mer a été examinée en détail par des experts qui ont recommandé notamment que l'on donne pour instruction aux navires croisant dans la mer de Chine méridionale de participer aux opérations de sauvetage et qu'une liste de lieux de réinstallation soit remise au HCR pour faciliter le débarquement rapide des réfugiés à la première escale, notamment lorsque l'Etat du pavillon ne pouvait garantir leur réinstallation ou lorsque le navire qui avait recueilli les réfugiés naviguait sous pavillon de complaisance. Dans un esprit de solidarité, nombre de pays de réinstallation ont accueilli favorablement des recommandations. On a donc pu mettre sur pied des plans spéciaux d'offres de réinstallation au débarquement (les plans DISERO) grâce auxquels des garanties de réinstallation peuvent être données, s'il y a lieu, aux pays de premier asile. Des directives concernant l'application de ces plans ont été distribuées au plus grand nombre possible de commandants de navires croisant régulièrement dans la région dans l'espoir qu'ils se sentiraient ainsi plus libres de recueillir les réfugiés. De nombreux navires marchands font néanmoins toujours comme si de rien n'était ou semblent ne pas pouvoir ou ne pas vouloir consacrer aux opérations de sauvetage le temps et les efforts voulus.
Il est donc d'autant plus satisfaisant de constater qu'au cours des neuf dernières années il y a eu des marins et d'autres personnes qui, chacun dans leur domaine d'activité ont aidé à sauver des réfugiés de la mer qui auraient probablement péri sans eux. En décernant la Médaille Nansen, nous voudrions donc aussi rendre un hommage symbolique à tous ceux - que le HCR ne connaît souvent pas - qui, par leur action humanitaire, ont atténué les souffrances des réfugiés de la mer indochinois. Je veux parler aussi bien des opérations de sauvetage organisé de grande ampleur, effectuées par des cargos de fort tonnage que de l'aide apportée par les habitants d'une île aux réfugiés dont l'embarcation s'était échouée au pied de falaises abruptes ou encore des opérations de recherche et de sauvetage menées par des unités navales, des garde-côtes et des pilotes d'hélicoptère, sans oublier ce qu'ont fait des chalutiers, le personnel de plates-formes de forage en mer et les équipes médicales et les services d'aide sociale à terre.
Aujourd'hui, c'est à la conduite remarquable du cargo américain « Rose City » et de son commandant, le capitaine Hiller, que nous voulons rendre hommage. Le 21 septembre 1983 au soir, alors que vous faisiez route par gros temps vers Dumai, en Indonésie, vous avez aperçu une petite embarcation ballottée par le vent et les vagues, qui semblait lancer des SOS. Sans la moindre hésitation, vous vous êtes approché de cette embarcation sur laquelle étaient entassés des femmes et des enfants - parmi lesquels, comme on l'a su plus tard, deux femmes enceintes et un nourrisson de 11 mois. Des réfugiés de la mer en détresse. En dépit de violentes rafales de vent, vous, capitaine Hiller, et votre vaillant équipage avez entrepris une opération de sauvetage qui devait durer trois heures et demie. Quant à MM. Kass et Turay, s'apercevant que des réfugiés étaient passés par-dessus bord, ils ont eu le grand mérite de se jeter dans les flots déchaînés pour les repêcher, leur sauvant la vie.
A l'issue de l'opération de sauvetage, on s'est aperçu qu'il manquait une jeune fille de 16 ans et on a supposé qu'elle s'était noyée. Le « Rose City » l'a cherchée en vain toute la nuit.
Les réfugiés ont été débarqués à Singapour et ont ensuite été réinstallés aux Etats-Unis d'Amérique.
Dans un ouvrage de Bruce Grant intitulé « The Boat People », on peut lire le poème suivant qui a été écrit par un réfugiés vietnamien anonyme.
« Nos cris se perdent dans les hurlements du vent.
Sans nourriture, sans eau, nos enfants gisent épuisés,
Puis se taisent à jamais.
Nous brûlons du désir de toucher terre mais de partout on nous renvoie.
Malgré tous nos signaux de détresse,
Les navires qui passent ne s'arrêtent pas. »
Mais vous, capitaine Hiller, vous avez décidé de stopper votre navire de 94 000 tonnes et avec M. Kass et M. Turay vous vous êtes lancé corps et âme dans une opération de sauvetage extrêmement difficile qui a permis de sauver 85 vies humaines.
C'est en reconnaissance de votre conduite exemplaire et de l'esprit dans lequel vous avez agi que le Comité Nansen a décidé de vous décerner conjointement la Médaille Nansen pour 1984.
La remise de la médaille est assortie d'un prix de 50 000 dollars des Etats-Unis, qui doit servir à financer un projet en faveur des réfugiés, élaboré en consultation avec les lauréats.
Je vais maintenant donner lecture du texte du diplôme qui accompagne la médaille.
LE MEDAILLE NANSEN
LE COMITE CHARGE DE DECERNER LA MEDAILLE NANSEN, institué par le Haut Commissaire des Nations Unies pour les réfugiés,
PROFONDEMENT TOUCHE Par le sort dramatique des réfugiés indochinois qui quittent leur pays à bord de petites embarcations,
PLEINEMENT CONSCIENT de la nécessité vitale de recueillir ceux qui sont en détresse en mer et dont la vie est en danger,
RAPPELANT qu'il est constamment demandé avec instance aux compagnies maritimes et aux commandants des navires se trouvant dans la région de porter secours à toute personne trouvée en mer qui risque de périr,
SOUHAITANT, EN DECERNANT CETTE MEDAILLE, RENDRE HOMMAGE à toutes les personnes souvent anonymes - qui, par leur action courageuse, contribuent à sauver des réfugiés de la mer,
SENSIBLE à l'esprit humanitaire de l'équipage du cargo américain « Rose City » et à l'exploit qu'il a accompli en sauvant 85 Indochinois par une nuit de tempête, et
DESIREUX de rendre spécialement hommage à son commandant, le capitaine Hiller, qui a organisé le sauvetage et aux membres de l'équipage MM. G. Turay et J. Kass, qui se sont jetés à l'eau pour repêcher des réfugiés, dont ils ont ainsi sauver la vie,
DECERNE LA MEDAILLE NANSEN POUR 1984 conjointement à
M. LEWIS M. HILLER
Commandant du cargo américain « Rose City »à M. JEFF KASS
et à M. GREGG TURAY
Membres de l'équipageLe Président du Comité
Le Secrétaire du Comité
Genève, octobre 1984.