Déclaration liminaire de M. Poul Hartling, Haut Commissaire des Nations Unies pour les réfugiés, à la Table Ronde sur les réfugiés victimes de la xénophobie, Genève, le 11 avril 1984
Déclaration liminaire de M. Poul Hartling, Haut Commissaire des Nations Unies pour les réfugiés, à la Table Ronde sur les réfugiés victimes de la xénophobie, Genève, le 11 avril 1984
Le 11 avril 1984
C'est un grand privilège que de recevoir parmi nous aujourd'hui des personnalités aussi éminentes que vous. Hommes ou femmes d'Etat, anciens ou actuels dirigeants politiques, journalistes de tout premier plan et représentants des plus grands journaux du monde, vous êtes venus de toutes les régions du monde. Vous vous situez au coeur même de l'activité internationale et vos opinions sont écoutées et respectées. Nombre d'entre vous ont dû passer outre à un calendrier très chargé pour être ici aujourd'hui. Nous vous en sommes reconnaissants et vous remercions de votre intérêt et de votre soutien.
La xénophobie n'est pas simplement un mot à la mode. C'est une maladie chronique qui, si l'on n'y prend pas garde, pourrait être lourde de conséquences pour la famille des nations. Elle pourrait avoir un effet particulièrement dévastateur sur l'une des réalisations les plus admirables du XXème siècle dans le domaine de l'oeuvre humanitaire. Je fais ici allusion à l'établissement d'un mécanisme international permettant aux personnes en quête d'asile d'obtenir l'admission, de voir leur demande de statut de réfugié examinée avec compréhension, de retourner librement et de leur plein gré dans leur pays d'origine ou, si cette solution n'est pas viable, de recommencer une nouvelle vie dans leur nouvelle patrie en s'y intégrant totalement. Ce mécanisme, que l'on désigne sous le terme d'action internationale en faveur des réfugiés, risque fort aujourd'hui d'être sapé dans ses fondements alors que la question des réfugiés est submergée dans la vague de ressentiment contre les étrangers qui semble déferler sur le monde moderne. Il va de soi que nous examinons la xénophobie sous l'angle de ses répercussions sur le réfugié.
Votre présence à cette table ronde sur une question aussi brûlante est donc des plus opportunes et nous attendons vos contributions personnelles dans l'espoir de pouvoir nous joindre tous aux efforts que déploient actuellement d'importantes personnalités afin de combattre ce fléau social.
De toute évidence, il nous faut tout d'abord préciser ce que nous voulons dire lorsque nous parlons de xénophobie. Quand, par exemple, un pays adopte des mesures visant à restreindre la liberté pour les étrangers d'acheter des biens fonciers ou d'accepter un emploi, ce n'est pas là, à mon sens, une preuve indiscutable de xénophobie. Tout Etat est en droit de protéger ses frontières et de prendre les mesures qu'il estime nécessaires à la défense de ses intérêts nationaux.
Cependant, il y a xénophobie lorsque certaines fractions de la population d'un pays manifestent clairement une aversion à l'égard des étrangers et lorsque le gouvernement en prend acte dans l'élaboration de sa politique. Le danger réside ici dans le fait que l'action menée par les autorités pour prendre en compte cette malveillance peut se révéler hors de proportion avec le problème réel et peut dépasser largement le cadre de la défense des intérêts nationaux. C'est ce côté excessif qui permet d'établir la différence entre l'exercice légitime du pouvoir par un Etat souverain fondé sur sa perception des intérêts nationaux, et une politique gouvernementale qui s'inspire de réactions xénophobes. Si l'on songe aux conséquences d'une telle politique pour les relations internationales et pour le système de valeurs universellement reconnues, nul ne s'étonnera de voir la xénophobie devenir l'objet de la préoccupation internationale. La xénophobie est présente partout, dans tous les pays ; il s'agit au fond d'une aversion égoïste, égocentrique pour ceux qui sont différents - et partant pour les étrangers.
Les tendances actuelles que l'on relève dans de nombreux pays montrent les conséquences désastreuses que la xénophobie peut avoir pour le réfugié lui-même. Ainsi voyons-nous les gouvernements montrer de plus en plus de réticence à admettre les réfugiés : lorsque les personnes en quête d'asile sont admises, elles doivent souvent se soumettre à une entrevue pénible et surmonter de nombreux obstacles à leur intégration dans les communautés locales. Maints gouvernements qui ont jusqu'alors mis en oeuvre des politiques généreuses - et qui ont fortement soutenu l'action humanitaire du Haut Commissariat en faveur des réfugiés - ont eu malheureusement tendance, ces derniers temps, à adopter de sévères mesures de dissuasion ayant pour but évident de juguler le flux de personnes en quête d'asile. Ces mesures vont à l'encontre des objectifs humanitaires de l'oeuvre internationale en faveur des réfugiés : elles sont également révélatrices d'une tendance à méconnaître la situation particulière du réfugié et à assimiler son traitement à celui d'autres réfugiés. Conscients que la position particulière du réfugié constitue la cheville ouvrière d'une oeuvre internationale en sa faveur, nous demandons aujourd'hui à la communauté internationale de tirer la sonnette d'alarme. Nous espérons que cette table ronde donnera à ce signal la force qui convient.
Une fois le diagnostic établi, une maladie doit être soignée. L'opinion publique est un facteur clé et c'est pourquoi votre présence - dans la mesure où vous façonnez l'opinion publique - est si importante. Il est évident que la xénophobie a beaucoup nui à l'image que le public se fait du réfugié. Ce dernier est considéré comme une charge pour les ressources sociales du pays, un fauteur de troubles ou une menace pour la structure démographique de la nation. Il faut absolument rétablir les faits : l'immense majorité des réfugiés est travailleuse, souvent hautement qualifiée, et si on lui en donne la possibilité, elle peut rapidement devenir une force productive de la communauté - comme vient de le montrer une étude du Service Mondial des Eglises aux Etats-Unis. Très peu de réfugiés abusent de l'hospitalité que leur offre le pays hôte. Face aux allégations d'un afflux sans fin, je répondrai que dans les pays où une crainte de cet ordre est la plus justifiée, le nombre d'arrivées de réfugiés, en termes strictement numériques, est presque infinitésimal par rapport à la population totale. Cette image profondément erronée du réfugié peut être immédiatement rectifiée par les faits, néanmoins, dans un climat d'hostilité à l'endroit des réfugiés, les efforts faits pour rétablir la vérité risquent d'être déployés en pure perte. En conséquence, l'orientation que nous donneront d'éminentes personnalités pour réfuter ces stéréotypes négatifs et pour sensibiliser davantage l'opinion publique aux besoins humanitaires de ce groupe vulnérable unique, est d'une importance clé.
Les moyens d'information ont également un rôle vital à jouer car, en fait, ce sont eux qui façonnent l'image du réfugié. C'est en effet à travers leurs yeux que le public voit - et juge - le réfugié. Nombreux sont les exemples, dans l'histoire du Haut Commissariat, où la réaction généreuse de la communauté internationale face à une situation de réfugiés donnée a pu directement être imputée à la publicité faite par les médias, La crise en Indochine qui a conduit à l'exode et à la réinstallation de plus d'un millier de réfugiés ne constitue qu'un exemple parmi tant d'autres. Le danger réside toutefois dans le fait que, dans un contexte xénophobe, les médias sont davantage enclins à se faire l'écho de l'opinion générale qui, comme je l'ai dit, n'est pas réceptive aux intérêts des réfugiés. Je souhaite donc de tout coeur que les représentants de la presse qui sont parmi nous usent de leur grande influence pour améliorer l'image du réfugié et attirer l'attention sur son sort tragique.
Ces quelques réflexions, jointes à la note qui vous a été distribuée, fourniront, je l'espère, un point de départ à vos discussions. Je tiens réaffirmer devant vous l'urgence du problème qui nous occupe aujourd'hui. Si les tendances actuelles à la xénophobie se poursuivent, entraînant dans leur sillage une vague destructrice, je crains que le cadre de l'action internationale en faveur des réfugiés ne soit rien d'autre qu'une coquille vide. Telle est notre préoccupation.
Dans la mesure où cette table ronde réunit des personnalités indépendantes, je suis sûr que vous exprimerez vos opinions en toute liberté et en toute franchise, étant bien entendu que nous ne sommes pas ici aujourd'hui pour discuter de l'action menée par différents Etats et encore moins pour les attaquer, mais pour nous pencher sur le problème des répercussions de la xénophobie sur le réfugié.
Merci Mesdames et Messieurs. Je suis impatient d'entendre vos opinions.