Ablaye Mar & Sabatina Leccia – quand un réfugié sénégalais est porteur d'un savoir-faire français
Ablaye Mar & Sabatina Leccia – quand un réfugié sénégalais est porteur d'un savoir-faire français
« Pour moi, le textile est une forme de langage et avec Ablaye, on s’est tout de suite compris car on a le même langage, celui de la broderie, » souligne Sabatina Leccia, une artiste brodeuse française, au sujet de sa collaboration avec Ablaye Mar, brodeur et tailleur sénégalais, réfugié en France. Leurs chemins se sont croisés lors d’une réunion organisée par Inès Mesmar en février 2017.
Sabatina a obtenu un Master en Textile de l’école d’art et de design, la Central Saint Martins, à Londres. Après avoir travaillé dans la haute couture pendant deux ans, la jeune femme de 32 ans est une artiste brodeuse indépendante à Paris.
Dans son pays, Ablaye commence à travailler en tant que tailleur à 14 ans. Il arrête ses études en classe de CM2 et laisse sa ville natale pour s'installer dans la capitale sénégalaise, Dakar. Son cousin couturier lui enseigne ensuite les rouages du métier de tailleur-couturier.
« Je vois le textile comme une symbolique du lien, » indique Sabatina. Elle utilise la broderie comme vecteur de dialogue et d’échange dans les banlieues de la capitale française. Elle organise des ateliers broderie pour encourager les habitants d’un même quartier à se rencontrer autour d’une activité culturelle.
« L’artisanat, en particulier, est important parce que ça réunit les gens, » acquiesce Ablaye. « On a beaucoup échangé avec Sabatina. Ensemble, on peut changer les choses, » explique-t-il.
Fort d’une collaboration de plusieurs mois, le duo a conçu une série de housses de coussin en lin gris souris avec des fils bleu roi tissés pour les DDAYS, le festival du design qui s'est tenu à Paris du 2 au 14 mai 2017. Sabatina et Ablaye ont travaillé sur plusieurs échantillons avant que ne naisse cette collection. Une escapade ensemble au Musée d'art moderne de Paris les a inspiré.
« Nous sommes tous deux brodeurs mais notre technique est différente, » explique l’artisan réfugié de 33 ans. Sabatina brode à la main tandis qu’Ablaye est spécialisé en broderie Cornely. Cette technique française, apparue à la fin du 19e siècle, requiert un réel savoir-faire car la machine est guidée à la main.
« Même s’il est né et a grandi au Sénégal, Ablaye est porteur d’un savoir-faire français qui se perd. »
Bien que la machine Cornely soit, aujourd’hui, moins utilisée en France, l’artisan souhaite la rendre plus accessible au public. Il a d’abord appris à coudre, confectionner des vêtements et utiliser différentes machines à broder. « C’est extraordinaire », s’exclame Sabatina. « Même s’il est né et a grandi au Sénégal, Ablaye est porteur d’un savoir-faire français qui se perd, » souligne-t-elle.
Le duo s’est enrichi mutuellement en apprenant d’autres manières de faire. « Comme Sabatina est Française, elle connait plus les motifs qui intéressent les Français, » dit Ablaye. « Au Sénégal, on utilise beaucoup la broderie sur les tenues traditionnelles. En France, les gens utilisent la broderie pour les tableaux ou les coussins, » compare-t-il.
Sabatina partage son enthousiasme. « J’étais ravie de participer à ce projet car la broderie est un milieu très féminin ici alors qu’au Sénégal, c’est un métier d’homme, » remarque-t-elle. Elle confie s’être inspirée de la couleur bleue roi qu’Ablaye utilise sur les coussins. « Je ne connaissais pas la machine Cornely donc j’ai beaucoup appris, » ajoute-t-elle.
D’autre part, Ablaye a appris de sa technique française. « J’ai montré à Ablaye une manière de travailler à la française qui pourrait lui servir car il aimerait travailler dans la haute couture. Même s’il a déjà le savoir-faire, il a appris les codes de ce secteur, » explique Sabatina.
Artisan avant tout
C’est sa passion pour la broderie qui définit Ablaye – et non pas son statut de réfugié, insiste-t-il. Le Sénégalais a demandé l’asile en France, où il vit depuis 2014.
« Il ne faut pas croire que les réfugiés ont la tête vide. Beaucoup ont des capacités intellectuelles remarquables. »
Depuis son arrivée sur le sol français, Ablaye vit de son métier. Pendant les sept premiers mois, un ami couturier lui a tendu la main, ce qui lui a permis d’épargner et d’acheter sa propre machine à broder. Aujourd’hui, l’homme travaille avec sept personnes dans un atelier dans le quartier de Porte de la Chapelle, dans le 18e arrondissement de Paris. Il taille sur mesure et brode des tenues pour des particuliers.
Ablaye ne souhaite pas évoquer les raisons qui l’ont poussé à demander l’asile en France. « Il ne faut pas croire que les réfugiés ont la tête vide. Beaucoup ont des capacités intellectuelles remarquables, » confie-t-il.
Un sentiment que partage Sabatina, qui espère collaborer davantage avec Ablaye. Les initiatives, comme la Fabrique Nomade, promeuvent l’intégration des réfugiés et pallient le manque d’insertion professionnelle des réfugiés, estime-t-elle. « C’est dommage que les réfugiés arrivés en France fassent des métiers auxquels ils ne sont pas adaptés, » dit-elle. « C’est nécessaire qu’Ablaye soit reconnu à sa juste valeur. Son savoir est bénéfique pour la société française, » ajoute-t-elle.