Remarques au Conseil de sécurité des Nations Unies, António Guterres, Haut Commissaire des Nations Unies pour les réfugiés
Remarques au Conseil de sécurité des Nations Unies, António Guterres, Haut Commissaire des Nations Unies pour les réfugiés
6 mars 2014
M. le Président, Excellences,
Depuis ma prise de fonction il y a huit ans, en qualité de Haut Commissaire, aucune mission ne m'a autant bouleversé que ma récente visite en République centrafricaine. J'ai été profondément choqué par la brutalité et la barbarie de cette flambée de violence dans le pays et de ses conséquences sur son peuple.
L'évolution de la situation des réfugiés centrafricains dans la région illustre clairement que, s'il ne s'agit pas d'une nouvelle crise (depuis le début, des troubles ne cessent d'agiter ce pays), la phase actuelle n'est en aucun cas conforme au passé.
A la fin de 2012, on comptait déjà 165 000 réfugiés enregistrés dans les pays voisins du Cameroun, du Tchad, de la République démocratique du Congo et de la République du Congo. Ce chiffre dépasse aujourd'hui les 290 000 personnes.
Quelque 65 000 réfugiés se sont enfuis l'année dernière, essentiellement à la suite du coup de la Séléka. Depuis décembre 2013, 60 000 personnes supplémentaires ont cherché refuge à l'étranger, lorsque la violence a dégénéré dans l'horreur, avec l'émergence des milices anti-Balaka. En outre, plus de 80 000 ressortissants étrangers ont quitté le pays, essentiellement avec l'aide des pays et de l'OIM.
Le Cameroun accueille la population de réfugiés centrafricains la plus importante, comptant plus de 34 000 nouveaux arrivants depuis décembre et 130 000 au total. La situation est tragique, les réfugiés arrivant dans un état de terreur, malnutrition et vulnérabilité extrêmes après avoir marché et s'être cachés dans les forêts pendant des jours, voire des semaines. De nombreux convois vers la frontière ont été attaqués et les forces internationales sont trop éparpillées pour pouvoir fournir une protection effective.
Une fois que les réfugiés franchissent la frontière, les conditions de vie sont extrêmement difficiles. Les communautés locales de tous les pays voisins ont répondu avec une immense générosité, les chefs religieux ayant mobilisé les dons de la population locale et certaines familles hébergeant jusqu'à 100 réfugiés dans leurs complexes. Dans certains endroits, comme à Kentzou, à l'est du Cameroun, le nombre de réfugiés et de nationaux rapatriés depuis d'autres pays dépassent désormais la population locale, ce qui crée des pressions énormes sur des ressources rares et des infrastructures inadaptées. Les acteurs humanitaires s'efforcent de transférer les réfugiés depuis des lieux isolés, difficiles à atteindre le long de la frontière, vers des sites offrant de meilleures possibilités d'assistance avant que ces régions ne soient coupées avec le début de la saison des pluies.
Mais nous sommes loin d'être en mesure de répondre aux besoins compte tenu de la situation très précaire des populations à prendre en charge. Les ressources que nous avons sont tout à fait insuffisantes en regard des défis sans cesse croissants que nous avons à relever. Au Cameroun, comme dans d'autres pays voisins, un appui financier international solide est requis pour satisfaire les besoins énormes des nouveaux arrivants et appuyer les communautés hôtes qui les ont si généreusement accueillis. Je puis dire sans exagération que nous manquons cruellement de fonds et que nous n'avons pu répondre à ces besoins que dans la limite de nos propres réserves.
Le HCR s'emploie également dans le cadre de la réponse interinstitutions à l'intérieur de la République centrafricaine, animant le module de protection et coordonnant les programmes de gestion et des camps et d'abris pour les déplacés internes. En outre, nous sommes préoccupés par la sécurité de plus de 17 000 réfugiés venant d'autres pays et se trouvant toujours en République centrafricaine, dont 70% viennent de la République démocratique du Congo. Nous avons appuyé le rapatriement de ceux qui souhaitent rentrer depuis Bangui et Batalimo, et offrons une assistance à d'autres personnes de Bambari et Zémio, qui ne sont pas immédiatement menacées.
Excellences,
Permettez-moi de vous faire part de mes impressions lors de ma récente visite en République centrafricaine, bien qu'elles sortent du cadre de mes responsabilités immédiates en tant que Haut Commissaire, dans la mesure où elles révèlent clairement, sous l'angle humanitaire, l'importance d'appuyer l'initiative du Secrétaire général.
Depuis son indépendance, le pays a connu une succession de coups d'état, avec une seule transition démocratique au cours des années 90. L'Etat a progressivement disparu, bien avant que les événements aient pris un nouveau tour dramatique avec l'émergence de la Séléka à la fin de 2012. Toutefois, cette nouvelle phase du conflit s'écarte radicalement des crises antérieures, essentiellement du fait qu'elle déchire le tissu social du pays.
Jusqu'à l'année dernière, la République centrafricaine avait, pour l'essentiel, été épargnée par le conflit religieux, raison pour laquelle on aurait tort d'analyser les événements actuels sous cet angle. Bien que les conflits ayant des motivations religieuses démarrent en général par une instrumentalisation de la confession à des fins politiques, le réel danger est que les tensions religieuses développent leurs propres dynamiques -- démon qui, une fois lâché, devient très difficile à maîtriser et menace de détruire complètement la société.
C'est ce qui risque de se produire en République centrafricaine. La Séléka a été constituée par des groupes rebelles centrafricains et différents éléments étrangers, de fait essentiellement musulmans, bien que leur agenda politique n'ait rien à voir avec les aspirations visant à créer un Etat islamique. Mais la dimension interreligieuse et intercommunautaire du conflit s'est fait jour après le pillage et les atrocités contre des civils perpétrés par la Séléka et d'ex-membres de la Séléka, qui ont été à l'origine du premier exode de réfugiés l'année dernière, et qui, à son tour, a conduit à l'émergence des milices anti-Balaka.
Au début, la communauté internationale et les acteurs sur le terrain ont été lents à comprendre que le processus de désarmement de la Séléka a modifié le rapport de force sur le terrain, et que les milices anti-Balaka allaient rapidement devenir un nouveau « monstre », d'une nature différente des groupes d'autodéfense initiaux constitués de manière plus ou moins spontanée.
Bien que ces milices soient essentiellement constituées de jeunes frustrés, de délinquants, d'ex-soldats et de groupes armés appuyant l'ancien président, et bien que leurs principales motivations aient été la vengeance et le pillage, elles ont été rapidement étiquetées comme chrétiennes, ce qui a alimenté la dimension interreligieuse de la violence.
Depuis le début-décembre, nous avons, de fait, assisté à un « nettoyage » ethnique de la plupart de la population musulmane à l'ouest de la République centrafricaine. Des dizaines de milliers de musulmans ont quitté le pays, deuxième exode de réfugiés dans la crise actuelle, la plupart d'entre eux étant sous le coup d'une menace permanente.
La semaine dernière, environ 15 000 personnes ont été piégées dans 18 lieux à l'ouest du pays, cernées par les éléments anti-Balaka, et courant un risque très élevé d'agression. Les forces internationales sont présentes dans certains de ces sites, mais si des forces de sécurité ne sont pas immédiatement dépêchées sur place, bon nombre de ces civils risquent d'être tués sous nos yeux.
Une lueur d'espoir se fait jour alors que certaines communautés et chefs religieux entreprennent avec courage une médiation. Le renforcement de la capacité civile du Bureau Intégré de l'Organisation des Nations Unies en Centrafrique, afin d'appuyer les efforts de médiation, est un besoin urgent et décisif, et le Secrétaire général insiste sur son importance. Le démon du nettoyage ethnique religieux doit être anéanti -- maintenant.
A cette fin, l'objectif le plus important en matière de protection et d'aide humanitaire à l'intérieur de la République centrafricaine est de rétablir la sécurité et la primauté du droit. Tel est l'objet de l'initiative en six points du Secrétaire général. Le renforcement immédiat des forces internationales, en particulier des contingents de police pour assurer la sécurité dans les environs, est l'impératif le plus crucial. L'autre urgence concerne un appui financier immédiat au Gouvernement pour rétablir sa capacité à s'acquitter de sa mission et à mettre en place un corps de police et un appareil judiciaire élémentaire, en mesure d'arrêter, de juger et d'emprisonner les criminels.
Les événements actuels en République centrafricaine peuvent déstabiliser l'ensemble de la région. La brutalité dont sont sans cesse victimes les communautés musulmanes pourrait être le prétexte à des actions terroristes jusqu'au-boutistes, déjà recensées dans d'autres régions du continent, et pouvant également gagner son centre.
Alors que la violence s'est concentrée à l'ouest, nous ne devons pas oublier l'Est, si longtemps négligé. Les autorités actuelles pourraient y être aisément remises en cause, expliquant certaines des préoccupations exprimées quant à un éventuel démembrement du pays, qui peut et doit être évité. Les efforts nationaux et internationaux pour faire face à la crise actuelle doivent donc prendre en considération l'ensemble de la République centrafricaine. Ils doivent également reconnaître que la reconstruction d'un Etat « disparu » est un processus long et patient, qui doit aller bien au-delà du retour au calme et de l'organisation d'élections.
Merci beaucoup.