Quelque part entre l'enfer et les eaux turquoises : la migration mixte en Europe
Quelque part entre l'enfer et les eaux turquoises : la migration mixte en Europe
LAMPEDUSA, Italie, 5 octobre (UNHCR) - Vincenzo Mulé travaille en tant que garde-côtes en haute mer depuis des années. Il a été témoin de nombreux épisodes tragiques, parmi lesquels des naufrages, de violentes tempêtes et des sauvetages dramatiques. Toutefois, il se souvient plus particulièrement d'un incident.
« Ca s'est passé, il y a deux ans environ », a-t-il raconté lors d'une récente interview qui s'est tenue sur cette île, située à mi-chemin entre la Sicile et l'Afrique du Nord. « Il y avait une tempête et on essayait de retrouver par hélicoptère un bateau de migrants en difficulté. Nous avons réussi à le localiser mais, avant de pouvoir sauver les passagers, l'embarcation a coulé. Plus de 200 personnes se sont noyées sous nos yeux, et nous n'avons pu rien faire. C'était horrible. »
Malgré les dangers, des migrants en quête d'une vie meilleure et des réfugiés fuyant la guerre et la persécution continuent à s'entasser sur de frêles embarcations et à traverser la Méditerranée et l'Atlantique, en essayant de rejoindre des territoires européens comme Lampedusa, ou les îles Canaries, en Espagne. Mais, du fait de la réaction des gouvernements face à cet afflux de personnes, certains éléments sont en train de changer.
Selon les informations fournies par l'Italie et par l'Espagne, le nombre de boat people arrivant sur leurs côtes depuis l'Afrique du Nord a considérablement diminué pour la première fois depuis des années. Dans le même temps, dans l'est de la Méditerranée, le nombre de personnes qui traversent de façon irrégulière depuis la Turquie vers les îles grecques a nettement augmenté.
Entre-temps, des centaines de migrants et de réfugiés continuent à se noyer ou simplement à disparaître durant ces traversées périlleuses. « Il est rare qu'une semaine se passe sans recevoir la nouvelle d'une embarcation qui n'était pas en état de naviguer et qui a coulé avec des passagers à son bord. Leurs corps sans vie sont transportés par les courants sur les plages de vacances de l'Europe du Sud », a dit la Haut Commissaire assistante de l'UNHCR pour la protection, Erika Feller.
Les passeurs clandestins utilisent quatre routes principales pour emmener des gens en Europe par la mer : de l'Afrique de l'Ouest vers les Canaries ; du Maroc vers l'Espagne ; de la Libye vers Malte, la Sicile et Lampedusa ; et de la Turquie vers les îles grecques dans la mer Egée. D'autres routes maritimes utilisées moins fréquemment existent entre l'Algérie et la Sardaigne, et depuis les côtes turques de la Mer Noire vers la Bulgarie et la Roumanie.
L'Espagne et l'Italie ont publié en août des chiffres faisant état d'une diminution significative des arrivées depuis le début de l'année. Dans les îles Canaries, par exemple, quelque 7 000 personnes sont arrivées par mer, en comparaison de près de 32 000 personnes pour toute l'année 2006.
En Italie, près de 14 000 personnes sont arrivées cette année, contre quelque 22 000 en 2006. Entre-temps, 1 780 personnes au total sont arrivées à Malte par bateau en 2006, contre près de 1 500 jusqu'à ce jour, en 2007. Tous ces chiffres ne devraient pas beaucoup augmenter cette année, étant donnée que la saison de navigation estivale se termine.
Le Ministre de l'intérieur espagnol a attribué cette considérable diminution à une intensification des patrouilles et des opérations d'interception au large des Canaries, à une meilleure collaboration avec les pays de départ ainsi qu'à des campagnes d'information menées dans les pays d'origine, expliquant les risques de ce genre de voyages.
Par opposition, le nombre de personnes arrivant de manière irrégulière en Grèce par la mer depuis la Turquie a beaucoup augmenté cette année. En moyenne, le nombre de personnes arrêtées, interceptées ou sauvées par les gardes-côtes grecs en mer Egée chaque année depuis 2002 était d'environ 3 000. Mais cette année, la police fait état jusqu'à aujourd'hui plus de 5 000 personnes arrêtées dans les seules îles de Samos, Chios et Lesbos.
Ces personnes risquent leur vie en mer pour de multiples raisons. Certaines cherchent du travail ; beaucoup veulent rejoindre des membres de leur famille ; d'autres fuient la persécution, le conflit ou la violence généralisée dans leur pays, et n'ont d'autre choix que de chercher un lieu sûr vers ce que l'on appelle les routes de migration mixte.
« Dans la Méditerranée, dans le golfe d'Aden et dans les Caraïbes, le long des frontières nord-sud et, de plus en plus, le long des frontières sud-sud, parmi des migrants en quête d'une vie meilleure se trouvent des personnes qui ont besoin de protection - des réfugiés et des demandeurs d'asile, des femmes et des hommes victimes de la traite d'êtres humains », a déclaré le Haut Commissaire pour les réfugiés, António Guterres, aux membres de l'ExCom, l'organe décisionnel de l'UNHCR, en début de semaine. « Savoir les identifier, leur garantir un accès physique aux procédures d'asile et à une prise en compte équitable de leurs demandes est un élément essentiel de notre mission. »
Il est très difficile de connaître le pourcentage exact de ceux qui ont besoin d'une protection. Les statistiques officielles dans la plupart des pays, par exemple, ne fournissent pas de détails sur la façon dont les demandeurs d'asile sont arrivés, que ce soit par mer, par voie terrestre ou par avion.
Le nombre des boat people demandant l'asile varie largement. A Malte, près de 70 pour cent de ceux qui arrivent par la mer demandent l'asile et près de la moitié d'entre eux sont reconnus comme ayant besoin d'une protection internationale. Ils reçoivent soit le statut de réfugié soit une autre forme de protection.
Dans le cas de l'Italie, un tiers (6 000 personnes) de ceux qui sont arrivés à Lampedusa l'année dernière ont demandé l'asile. Ce chiffre représentait environ 60 pour cent de l'ensemble des demandes d'asile déposées en Italie. En moyenne, près de la moitié de tous les demandeurs d'asile en Italie sont reconnus en tant que réfugiés ou reçoivent un statut de protection. Par contre, seule une petite proportion de ceux qui arrivent par bateau aux Canaries, la plupart d'entre eux d'Afrique de l'Ouest, demandent l'asile.
Les demandeurs d'asile en Grèce incluent un nombre croissant d'Iraquiens, ainsi que des personnes originaires d'autres pays du Moyen-Orient, de la Corne de l'Afrique et de l'Asie du Sud. Dans les six premiers mois de l'année, quelque 3 500 Iraquiens ont demandé l'asile en Grèce, le second chiffre le plus élevé de tous les pays industrialisés, après la Suède. Ce chiffre, cependant, inclut les Iraquiens arrivant par voie terrestre, par avion ainsi que par la mer.
Ceux qui arrivent irrégulièrement en Grèce font face à des difficultés majeures pour obtenir accès aux procédures d'asile. Mais un guide sur les procédures d'asile, publié par le Ministère de l'ordre public avec l'aide de l'UNHCR, devrait aider à améliorer cette situation.
Alors que le nombre de personnes entrant en Italie et en Espagne semble être en déclin, les organisations humanitaires craignent que les passeurs n'empruntent des routes plus longues et encore plus dangereuses ou n'utilisent de plus petits bateaux pour éviter d'être repérés et interceptés. Mais les gens continuent à vouloir courir ce risque et à payer de fortes sommes aux passeurs « dont la dernière préoccupation est le bien-être de leurs clients », a indiqué Erika Feller, de l'UNHCR.
« Les bateaux ne sont pas en état de naviguer et ils sont surchargés avec 40 ou 50 personnes à bord. La barre est souvent donnée à des gens qui n'ont aucune expérience de la navigation », a ajouté Laura Boldrini, la porte-parole régionale basée à Rome de l'agence pour les réfugiés. « Il y a des régions en Méditerranée qui deviennent en quelque sorte des zones de non-droit où la vie humaine n'a aucune valeur », a-t-elle ajouté.
Le coût exact en vies humaines ne sera probablement jamais connu car certaines de ces frêles embarcations disparaissent corps et biens. Cependant, sur la base des informations de la police et des médias, l'UNHCR estime que plus de 500 personnes sont mortes durant la traversée de la Méditerranée cette année. Les organisations non gouvernementales pensent que ce chiffre serait plutôt de l'ordre de 1 000 personnes.
Les chiffres de l'UNHCR incluent 93 morts et 226 personnes portées disparues dans le détroit de Sicile, ainsi que 150 morts lors de la traversée vers les îles Canaries ou l'Espagne depuis l'Afrique du Nord. En Grèce, les statistiques officielles font état de 44 boat people noyés et 54 portés disparus entre janvier et fin septembre dans la mer Egée, en comparaison de neuf morts et 10 personnes portées disparues en 2006 et 10 morts et 16 personnes portées disparues en 2005.
Etant donné la complexité des problèmes y afférant, la protection des droits des demandeurs d'asile et des réfugiés dans le contexte des mouvements de migration irrégulière en Méditerranée et dans d'autres mers à travers le monde constitue un défi et une priorité majeurs pour l'UNHCR.
Pour aider les gouvernements, l'UNHCR a mis en place un plan en 10 points qui détermine les secteurs clés dans lesquels une action est requise pour répondre à ces problèmes dans les pays d'origine, de transit et de destination.
Tout en reconnaissant que les contrôles aux frontières sont essentiels pour combattre le crime international, y compris la traite d'êtres humains, le plan souligne le besoin de garanties pratiques pour la protection, afin d'assurer que de telles mesures ne sont pas appliquées aveuglément ou de façon disproportionnée et ne conduisent pas à ce que des réfugiés soient expulsés vers des pays où leur vie ou leur liberté seraient en danger.
Ce plan identifie le besoin de formation et d'instructions claires pour les gardes-frontières et les fonctionnaires chargés de l'immigration sur la façon de répondre aux demandes d'asile, et aux besoins des enfants séparés, des victimes de la traite d'êtres humains et d'autres groupes ayant des besoins spécifiques. Il appelle aussi à la mise en place d'une organisation spécifique pour la réception, pour assurer une réponse aux besoins basiques des êtres humains impliqués dans ces mouvements mixtes.
Par William Spindler à Lampedusa, Italie