Pourquoi l'inclusion des réfugiés est logique d'un point de vue économique
Raouf Mazou, qui a récemment terminé une affectation de cinq ans au Kenya en tant que Représentant du HCR, l'Agence des Nations Unies pour les réfugiés, a vécu un moment révélateur lors d’une visite au camp de réfugiés de Kakuma avec des collègues de la Banque mondiale, qui lui ont permis de porter un regard nouveau sur ce site.
« Nous marchions dans le camp et, comme à l’habitude, je me concentrais sur la vulnérabilité des réfugiés », se souvient Raouf Mazou. Mais à un moment donné, mon collègue s'est arrêté devant un magasin de téléphones portables et il a dit : « C'est intéressant. Est-ce que cela signifie que les gens achètent des téléphones portables ici ? Et qu’en est-il du vendeur ? Quels sont ses fonds propres et comment peut-on l'aider ? »
La visite conjointe, qui a également “révélé” des entrepreneurs du secteur de l'accès à Internet et à l’électricité, des vendeurs de courses en taxi-moto, a provoqué un changement radical dans la manière dont Raouf Mazou envisageait son travail -concentré principalement sur l'aide aux réfugiés en situation de vulnérabilité - pour investir aussi dans leurs capacités.
« D'autres ont perçu le potentiel d'un camp de réfugiés que nous ne voyions pas nécessairement sous un angle purement humanitaire », a-t-il expliqué.
« Notre travail consiste plutôt à nous rendre dans un endroit puis à identifier ceux qui souffrent le plus et qui ont besoin de notre aide. Mais nous ne regardons pas ceux qui sont talentueux, ceux qui ont du potentiel et ceux qui accomplissent déjà des choses. »
Pendant que Raouf Mazou était Représentant au Kenya, le HCR a travaillé avec le Groupe de la Banque mondiale sur deux rapports novateurs qui modifient le discours sur les réfugiés au Kenya et au-delà. Le rapport ‘Yes, in my backyard’ (2016) a conclu que la présence de réfugiés dans la région du Turkana avait entraîné une croissance économique, tandis que, selon ‘Kakuma as a market place’ (2018), les 180 000 réfugiés dans ce camp et sa périphérie contribuaient à une croissance économique à hauteur de 56 millions de dollars par an. Ces constats ont donné lieu à un programme destiné à encourager davantage d'investissements issus du secteur privé.
Alors que le HCR aspire à une plus grande autonomie des réfugiés à travers le monde et poursuit les autres objectifs clés du Pacte mondial sur les réfugiés, le Directeur du Bureau régional pour l'Afrique s'entretient avec la chargée de communication Ariane Rummery et partage son expérience récente au Kenya sur l'approche globale mise en œuvre d’après le Pacte mondial sur les réfugiés.
Parlez-moi d'un réfugié que vous avez rencontré récemment et qui pourrait vraiment s'épanouir avec le type de soutien envisagé dans cette nouvelle ‘approche globale’ ?
J'étais à Kakuma récemment et j'ai rencontré une dame qui était couturière dans un atelier. Elle s'en sort plutôt bien et elle a embauché six ou sept employés. Quand je lui ai demandé ce qu'il lui fallait de plus, elle m'a répondu que le type de matériel dont elle disposait était limité. « Je sais qu'en Côte d'Ivoire, ils vendent du très bon matériel, mais j'ai besoin d'un document d’identité pour m'y rendre », a-t-elle expliqué. Cette dame a besoin d'un titre de voyage, qui est défini par la Convention.
Ces micro-entrepreneurs peuvent aussi avoir besoin d'une formation pour améliorer leurs compétences en comptabilité, d’un micro-prêt ou d’un produit d'assurance qui les protège d’une perte liée à la maladie, au cas où la personne ne travaillerait pas pendant deux, trois ou cinq jours.
La nature des situations auxquelles nous sommes confrontés peut amener des réfugiés à vivre dans un camp pendant vingt ans. Notre réponse ne peut donc pas se limiter à la distribution de nourriture tous les mois ; nous devons aussi répondre aux espoirs des gens, à leurs attentes et à leur volonté d'être inclus dans la société dans laquelle ils vivent.
Notre travail avec la Banque mondiale nous a aidés à discuter de ces questions avec le gouvernement, qui convient maintenant qu'une approche incluant les réfugiés dans la vie socio-économique du pays est meilleure. Nous devons faire mieux pour les réfugiés, mieux pour le pays et la population qui les a accueillis.
Quelle est la place du secteur privé ?
Il s’agit ici du secteur privé local, comme la couturière dont je viens de parler. Ce sont des personnes qui ont toujours été là, mais que nous n'avons jamais vues. Ce sont ces personnes qui créent des emplois et qui fournissent les services dont les réfugiés ont besoin.
Il faut formaliser et développer ce secteur privé qui s’avère essentiel. Le formaliser pour que le gouvernement reconnaisse leur présence ; les réfugiés doivent payer des impôts, s'enregistrer et satisfaire à toutes les exigences de gestion d’une entreprise. Et un certain soutien est nécessaire, comme les micro-prêts qui, à leur tour, contribueront à renforcer l'économie là où vivent les réfugiés.
C'est en soutenant ces initiatives du secteur privé et en aidant les réfugiés à s’autonomiser, à créer de la valeur et de la richesse, que nous les aiderons à leur insertion dans la vie économique.
Les réfugiés qui ont réussi à développer de petites entreprises sont vraiment la porte d'entrée, la clé de l'inclusion pour d’autres. Une fois que des réfugiés jouent un rôle dans l'économie d’un pays, il est beaucoup plus facile d’évoquer l'inclusion économique avec un gouvernement. C'était du moins la stratégie et l'approche que nous avions au Kenya.
Le gouverneur du comté de Turkana (dans le nord-ouest du Kenya et l'une des régions les plus pauvres) est l'un des plus grands défenseurs de cette nouvelle approche. Pourquoi l'adhésion des autorités locales est-elle cruciale ?
C'est important car, en fin de compte, il s'agit d'elles. Il s'agit d'accueillir une importante population étrangère - en l'occurrence 180 000 réfugiés sur un territoire qui compte 1,2 million d'habitants. Il s'agit donc, pour les autorités locales, d'accueillir des réfugiés, d’œuvre à leur insertion, et donc de les protéger.
Par le prisme de leur inclusion, nous parlons de la protection des réfugiés et de la population hôte qui veut les accueillir dans le tissu socio-économique de leur communauté.
De quelles manières le HCR a-t-il modifié ses propres programmes pour favoriser l'insertion locale des réfugiés ?
Il en existe plusieurs, mais l'une des plus importantes d’entre elles consiste à intervenir sous forme d’allocations d’aide en espèces dans le domaine du logement. Dans de nombreuses situations, nous construisons des logements pour les réfugiés via des partenaires, puis nous donnons les maisons aux réfugiés. Dans le comté de Turkana et à Kalobeyei, nous distribuons des allocations en espèces aux réfugiés au moyen d’une carte de débit et ils engagent eux-mêmes des entrepreneurs pour construire les maisons. Les réfugiés sont pleinement impliqués. J'ai vu par exemple un réfugié qui a renvoyé un camion rempli de sable en dénonçant sa mauvaise qualité et dont, par conséquent, personne ne veut. Le résultat s’en est ressenti avec une meilleure qualité et une construction plus rapide.
La majeure partie de ces allocations en espèces est injectée dans l'économie locale - pour payer le sable, les pierres, la main-d'œuvre et tout ce qui est nécessaire pour construire une maison. Très peu de cet argent provient de l'extérieur de la communauté et vous pouvez voir le changement en matière de consommation - les gens s'habillent mieux et ont davantage de ressources dans leurs poches.
Le coût d'une maison est de 1300 dollars et, l'année dernière, nous avons attribué la somme d’environ 1,5 million de dollars à ce programme. Cette année, ce sera environ 2,5 millions de dollars.
Que répondez-vous aux critiques craignant que cette nouvelle approche ne conduise à ignorer les personnes vulnérables ?
Je pense qu'il est très important d'être très attentif aux critiques. Nous avons un système au HCR qui se concentre sur les personnes les plus vulnérables. Ce que nous disons maintenant, c'est que nous continuerons de nous concentrer sur les personnes vulnérables et, en plus de cela, nous fournirons également un soutien aux personnes qui ne sont pas nécessairement vulnérables, mais qui pourraient encore améliorer leur vie si nous les aidions.
En fin de compte, je pense que nous devrions tous essayer d'aider les réfugiés à mener une vie normale. Même certains de ceux qui critiquent les nouvelles approches sont également soucieux de s'assurer que les réfugiés puissent tous exercer leurs droits et retrouver le cours de leur vie.
A la lumière de vos nouvelles fonctions de chef du bureau pour l'Afrique, en quoi la situation des réfugiés sera-t-elle différente dans cinq à dix ans grâce à cette nouvelle approche ?
J'espère que les réfugiés auront pu contribuer au développement économique des territoires qui les ont accueillis. Et j'espère que les régions qui accueillent des réfugiés pourront trouver des ressources supplémentaires pour le développement économique et celui des infrastructures, comme les nouveaux financements (prêts de nature concessionnelle ou dons) que la Banque mondiale met à la disposition des pays d’accueil de réfugiés (comme IDA-18) ou grâce à des investissements du secteur privé.
J'espère que nous aurons un plus grand pourcentage de réfugiés qui seront autonomes, et un plus petit pourcentage de ceux qui auront besoin d'aide humanitaire et que nous pourrons mieux utiliser cette aide limitée.
Nous pouvons soutenir les espoirs, les aspirations et les rêves de personnes qui peuvent continuer à grandir pendant leur exil et être mieux préparées pour le retour dans leur pays d'origine lorsqu'elles le pourront et sa reconstruction.
Quel est l’anniversaire clé pour l'Afrique en 2019 et pourquoi est-ce important ?
C'est le 50e anniversaire de la Convention de l'OUA sur les réfugiés - un instrument de droit international très progressiste et positif. C’est l’occasion de réfléchir et de discuter de la manière dont la convention a été appliquée et ce que nous pouvons améliorer.
La convention a été élaborée à la fin des années 1960, lorsque le contexte pour les réfugiés était très différent de ce qu'il est aujourd'hui. A cette même époque, je pense que l'on s'attendait à ce que les conflits ne durent pas et à ce que les réfugiés rentrent rapidement chez eux. Malheureusement, cela n'a pas été le cas. Une fois que vous êtes dans un pays pour cinq, dix ou vingt ans, vous devez voir les choses différemment. Nous devons donc nous intéresser - bien davantage que par le passé - au développement économique et à l'inclusion socio-économique.
L'Afrique reste très accueillante. C'est le continent où il y a le plus grand nombre de réfugiés, donc c'est un espace où nous pouvons et devons réfléchir à la façon d’améliorer notre action. Notre action doit se concentrer pour lutter contre les causes profondes, et pas seulement leurs conséquences.
Et pour ceux qui expriment des inquiétudes à l’égard des niveaux élevés de chômage local ou de l’insécurité par exemple, nous devons montrer qu'il existe des contextes où les réfugiés peuvent réellement créer des emplois et que les technologies actuelles peuvent garantir un enregistrement approprié pour protéger les réfugiés et la population locale qui les accueille.