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Exposé de Mme. Sadako Ogata, Haut Commissaire des Nations Unies pour les réfugiés, devant la Commission des Affaires étrangères de l'Assemblée Nationale de la République française

Discours et déclarations

Exposé de Mme. Sadako Ogata, Haut Commissaire des Nations Unies pour les réfugiés, devant la Commission des Affaires étrangères de l'Assemblée Nationale de la République française

9 Décembre 1998

Paris, le 9 décembre 1998

Monsieur le Président,
Mesdames, Messieurs les Députés,

Je me réjouis de m'adresser à cette éminente Commission, et de poursuivre ainsi le dialogue que le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés mène depuis toujours avec la France et ses institutions. A la fin du mois de septembre, l'Assemblée générale des Nations Unies a bien voulu accepter la recommandation du Secrétaire général Kofi Annan et me reconduire au poste de Haut Commissaire pour les réfugiés, pour un troisième mandat, jusqu'à la fin de l'an 2000. La France a eu un rôle important dans cette réélection. Permettez-moi donc de vous exprimer ma gratitude pour un soutien que je considère d'autant plus précieux que l'engagement international de la France et des Français, et leur passion pour les questions humanitaires, continuent à être un exemple et une référence pour le monde entier.

Le contexte géopolitique mondial a considérablement évolué depuis ma précédente visite à cette Commission, il y a exactement quatre ans. La multiplication des guerres localisées s'est poursuivie. Il s'agit dans la plupart des cas de conflits intérieurs, violents et meurtriers, qui causent souvent le déplacement massif de populations. Ce qu'on a appelé la « purification ethnique » dans l'ancienne Yougoslavie n'est qu'un exemple d'un phénomène malheureusement diffus - le déplacement d'un groupe, ou de toute une ethnie, comme objectif militaire. Par ailleurs, les motivations économiques jouent un rôle de plus en plus important dans beaucoup de conflits, et le pillage et la spoliation des populations civiles sont en même temps une tactique de combat et un moyen rapide et peu coûteux de ravitailler les combattants. Et si l'évolution et les stratégies de ces « nouveaux conflits » sont parfois confuses, leur dénouement, s'il se produit, n'amène pas toujours à une paix solide et durable.

Ceci a des conséquences importantes sur le travail humanitaire, et plus spécialement sur notre action en faveur d'environ 22 millions de réfugiés, rapatriés et autres personnes déplacées. L'augmentation du nombre des conflits ralentit les solutions aux problèmes des réfugiés, quand elle n'en cause pas de nouveaux. Et quand les circonstances permettent aux déplacés de rentrer chez eux, ils retournent souvent dans des situations de paix très précaires.

Des guerres internes, confuses et violentes ; et des paix fragiles, dans lesquelles des communautés qui se sont parfois entre-tuées retrouvent avec difficulté le chemin de la coexistence pacifique : c'est le contexte dans lequel agissent aujourd'hui le HCR, les ONG et ses autres partenaires. C'est en Europe, dans les Balkans, que nous retrouvons les exemples les plus frappants de ces deux situations.

Au Kosovo le monde a vécu cette année la crise la plus connue et médiatisée, qui dans sa phase aiguë a causé le déplacement de 15% de la population civile de la province.

L'importance de l'accord conclu entre l'envoyé américain, l'Ambassadeur Holbrooke, et le Président Milosevic, ne peut être sous-estimée. Il a permis au conflit d'être contenu et a rendu possibles les accords successifs entre la République fédérale de Yougoslavie et, respectivement, l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe et l'OTAN. Il a également préparé le terrain au déploiement des « vérificateurs ». Mais le problème de fond, qui est d'ordre politique, n'a pas été réglé. Les accords sont basés sur une déclaration unilatérale yougoslave, et n'ont pas été acceptés officiellement par les instances politiques, sans parler des groupes armés, de la partie albanaise. Leur fragilité demeure évidente.

La situation humanitaire reflète le contexte politique : la crise a été contenue, elle n'a pas été résolue. Une très probable catastrophe a été évitée à la dernière minute : 75 000 déplacés, et parmi eux presque tous les sans-abri, sont retournés chez eux depuis début octobre. Le HCR et ses partenaires ont entrepris un programme de réhabilitation d'urgence, pour permettre à ceux qui sont rentrés d'habiter au moins une pièce de leur maison détruite. Mais parmi les personnes qui ont fui ailleurs, dans des lieux sûrs, rares sont celles qui ont exprimé l'intention d'être rapatriées. Leur souci principal reste la sécurité au Kosovo - et la situation est encore trop précaire pour qu'elles se sentent rassurées. C'est pour cela que le HCR, tout en donnant son appui à ceux qui décident de rentrer, s'abstient pour l'instant de promouvoir systématiquement le rapatriement des réfugiés, et demande aux pays d'asile de continuer à les héberger. Par ailleurs, le HCR estime que la promulgation d'une loi d'amnistie pour ceux qui ont fui est une mesure indispensable au rétablissement de la confiance des réfugiés, et de la population civile dans son ensemble.

Je voudrais insister sur le fait que la « paix » au Kosovo reste très fragile. Il s'agit en fait plutôt d'une trêve aux contours assez précaires. N'oublions pas que les vérificateurs - des civils - ne sont pas armés. Certes, l'OTAN est autorisée à intervenir si leur sécurité est menacée : mais est-ce qu'elle va le faire dans le cas d'incidents limités et isolés ? Ceci est improbable, et cependant, la Bosnie de l'après-Dayton nous a appris que les ennemis de la paix adoptent presque toujours des tactiques à profil très bas. Le recours à la provocation, de part et d'autre, est une tentation très forte au Kosovo aujourd'hui - d'où l'importance de la continuation des efforts internationaux pour qu'on arrive rapidement à un règlement politique solide et durable. Entre-temps, permettez-moi de vous dire combien il est essentiel d'expédier le déploiement des vérificateurs de l'OSCE en nombre suffisant. Ce déploiement est aujourd'hui la responsabilité la plus immédiate de la communauté internationale. Tout retard et toute hésitation risquent de fragiliser encore plus la situation.

La paix reste fragile aussi en Bosnie-Herzégovine. Le rapatriement des minorités continue à buter sur plusieurs obstacles. Les disputes concernant la propriété des biens et des logements sont une des causes principales s'opposant au retour des minorités - leur règlement est une priorité absolue. L'insécurité est l'autre grand obstacle. Nombreux parmi ceux qui ont promu la soi-disant purification ethnique sont encore au pouvoir aujourd'hui. L'esprit et la lettre des accords de Dayton visent directement leurs intérêts. Il est donc indispensable que la communauté internationale, qui a voulu et obtenu la paix, la défende en contrant systématiquement toute tentative de la fragiliser. Il est également indispensable, pour le moment, de garder à sa place la Force de stabilisation de l'OTAN. Je fais appel à la France, dont la contribution à cette Force est essentielle, pour que cela soit compris et accepté par ses partenaires. De notre côté, nous avons besoin de cet appui sécuritaire afin de poursuivre nos efforts pour promouvoir le retour des minorités, un résultat auquel nous devons absolument arriver en 1999.

Le contexte balkanique reste donc très préoccupant. Cependant, des efforts considérables y ont été déployés pour enrayer les conflits et édifier la paix. Après des années d'incertitude, la communauté internationale a compris que seule une approche multidisciplinaire pouvait contribuer à résoudre les conflits dans cette région, une approche réunissant humanitaire, reconstruction, développement avec une force militaire à l'appui

Ceci n'est pas le cas, malheureusement, dans d'autres régions, ou l'intérêt stratégique des puissances est moindre. Je pourrais vous donner plusieurs exemples - de l'Afghanistan au Sri Lanka aux républiques du Caucase - mais je limiterai mes observations à l'Afrique, un continent aussi important pour la France que pour le HCR, où les conséquences humanitaires des conflits sont catastrophiques. Certains facteurs ont contribué à interdire toute solution aux problèmes de réfugiés :

  • une tendance à la recrudescence de la violence contre les civils comme en Sierra-Leone
  • une vive composante ethnique, notamment dans la région des Grands Lacs ;
  • et la régionalisation des guerres.

La nécessité de renforcer les dispositifs de prévention et de résolution des conflits en Afrique - dispositifs qui parfois existent, mais qui sont rarement mis en oeuvre - est donc très urgente.

Parmi les nombreux exemples de problèmes humanitaires causés par des conflits en Afrique, les plus récents se trouvent dans les parties occidentale et centrale du continent.

Au long des années 90, l'Afrique de l'Ouest a été le théâtre de nombreux conflits. Tous ont causé des mouvements massifs de civils, et souvent des exodes de réfugiés dans les pays voisins. Près de 500 000 réfugiés sierra-léonais, par exemple, constituent un fardeau énorme pour certains pays qui ont généreusement accordé l'asile à des réfugiés de différentes origines pendant des années, malgré leurs ressources limitées.

L'intérêt de la communauté internationale est très limité. Tous les récents conflits ouest-africains ont donc été endigués ou résolus grâce surtout à l'action des états de la sous-région. Certes, les progrès ne sont pas les mêmes partout. La paix est mieux consolidée au Mali, par exemple, qu'en Sierra-Leone. Mais le modèle sous-régional de résolution des conflits en Afrique de l'Ouest mérite d'être examiné de plus près. La Communauté économique des Etats de l'Afrique de l'Ouest a joué un rôle politique déterminant dans la résolution du conflit libérien, et ensuite en Sierra-Leone et en Guinée-Bissau. Malgré des très grandes difficultés politiques, liées essentiellement à la prépondérance politique et militaire du Nigéria, la CEDEAO a néanmoins su utiliser le dispositif sécuritaire de l'ECOMOG. Ses interventions au Libéria et en Sierra-Leone ont été certes controversées, mais elles ont pu contenir deux conflits sanglants et endiguer l'exode des populations civiles.

Nous connaissons les limites de cette approche. Les implications politiques, économiques et ethniques poussent parfois les états d'une sous-région à se ranger d'un côté ou de l'autre d'un conflit, au risque de l'aggraver plutôt que de le résoudre. Cependant, les états de la CEDEAO ont démontré une certaine capacité de résoudre « leurs » conflits. Le HCR a pu seconder leurs efforts en appuyant les rapatriements qui ont suivi les règlements politiques. Je fais donc appel à la France et à ses partenaires pour que cette capacité soit mieux appuyée, politiquement et logistiquement.

En Afrique centrale, en revanche, la situation - vous en conviendrez certainement - est très préoccupante. La guerre dans la République démocratique du Congo est sans doute le conflit le plus vaste que l'Afrique ait connu depuis la décolonisation. Ses implications politiques, économiques et ethniques sont effrayantes. Cependant, les tentatives de la communauté internationale, et des états de la sous-région, de résoudre les causes profondes des conflits en Afrique centrale restent insuffisants.

Mis à part les 260 000 réfugiés burundais en Tanzanie, et quelques milliers de réfugiés originaires de la République démocratique du Congo, les situations de déplacement forcé dans cette région sont à présent plutôt internes aux pays respectifs. Néanmoins, des nouveaux déplacements massifs de réfugiés ne sont pas à exclure. Les questions ethniques en pourraient être une cause, comme le témoignent le problème de la nationalité des minorités tutsi dans les provinces orientales du Congo, le conflit très grave qui perdure au Rwanda (surtout dans les préfectures du Nord-Ouest, entre les forces gouvernementales et les rebelles hutu), et le conflit qui sévit depuis cinq ans au Burundi. D'autres facteurs de risque sont la présence dans la sous-région de nombreux groupes rebelles ainsi que d'ex-militaires des armées rwandaise et zaïroise défaites dans des guerres précédentes ; la proximité d'autres conflits - au Soudan, en Angola, et plus loin, dans la Corne de l'Afrique ; et finalement un trafic d'armes florissant, alimenté par ces conflits et ces groupes. Il est évident que toute solution aux problèmes politiques et humanitaires en Afrique centrale ne peut qu'être régionale. Mais c'est justement un dispositif régional de résolution des conflits qui fait défaut dans la sous-région.

La première priorité est bien entendu l'arrêt des combats. Les tentatives de la Communauté pour le développement de l'Afrique australe, renforcées par les efforts de la France, de l'ONU et de l'OUA, représentent un pas d'autant plus important qu'il est mené pour la première fois de façon coordonnée par plusieurs médiateurs importants. Si ces efforts aboutissent à un cessez-le-feu, il faut que la communauté internationale s'engage immédiatement à le surveiller. En même temps, il est indispensable d'aborder les problèmes ethniques et sécuritaires que j'ai décrits. En Afrique centrale nous nous rapprochons à nouveau d'une situation dans laquelle une intervention humanitaire, nécessaire mais isolée et sans le soutien de solutions politiques, pourrait nous replonger dans la situation prévalant aux Kivus il y a quelques années. La continuation du conflit congolais causera sans doute des problèmes humanitaires de gravité croissante. Nous devons empêcher que les événements de 1994 et de 1996 se reproduisent, et que les humanitaires soient de nouveau confrontés - seuls - aux dilemmes de ces années.

Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les Députés,

L'histoire des crises humanitaires montre que le déplacement forcé de populations peut être évité ou contenu seulement quand la communauté internationale s'engage avec décision dans la résolution des conflits. Permettez-moi d'exprimer une fois de plus ma position - l'intervention humanitaire ne peut substituer l'action politique. Je sais que ceci a été affirmé très souvent, et qu'il est devenu presque un slogan. Les leçons de la Bosnie et du Rwanda ne semblent néanmoins pas avoir été apprises, sauf peut-être dans le cas du Kosovo. Trop souvent la seule intervention dont la communauté internationale est capable reste l'action humanitaire. Et malgré l'illusion que cette action puisse en elle-même résoudre des problèmes dont au mieux elle soigne les symptômes, nous savons combien elle peut être inutile et même dangereuse si elle n'a pas d'appui politique. De plus en plus, le travail humanitaire n'est donc qu'un élément - indépendant et neutre, bien sûr - d'un vaste effort multi-disciplinaire ayant comme objectif l'aboutissement et la consolidation de la paix dans tous ses aspects.

Mais si on parle souvent d' « appui politique » à l'action humanitaire, on le définit rarement de façon précise. Avant de conclure, et à ce sujet, j'aimerais proposer a votre réflexion trois points.

Premièrement, il est essentiel d'établir des dispositifs efficaces et accessibles de support sécuritaire aux opérations humanitaires. Le HCR, en étroite collaboration avec le Département des opérations de maintien de la paix, a développé le concept d'une « échelle d'options », qui a pour objectif d'affronter les différentes situations d'insécurité liées aux mouvements de réfugiés. Ceci fait recours à une gamme de dispositifs à différents niveaux, sans se limiter à la mobilisation de forces internationales. L'établissement de dispositifs à profil plus bas et dont le déploiement soit moins coûteux - par exemple l'appui en moyens logistiques et en formation aux polices locales, ou au système judiciaire - peut contribuer aussi à faire du support sécuritaire international aux opérations humanitaires un élément de renforcement de la souveraineté nationale, et non pas un effort perçu comme ingérence étrangère.

Deuxièmement, dans les sociétés cruellement divisées qui émergent des conflits, le travail de réhabilitation et de reconstruction devrait inclure des efforts plus déterminés pour promouvoir la coexistence pacifique des communautés. Le processus d'édification de la paix reste une phase largement dépourvue d'appui extérieur. A la fin de l'intervention humanitaire, qui a souvent soutenu les populations en danger pendant les conflits, ne correspond pas le début d'une vigoureuse action de soutien à la reconstruction, au développement et à la réconciliation. Les dispositifs de la coopération internationale ne le permettent pas. Chez les bailleurs de fonds - la Commission européenne, par exemple - la séparation très nette entre le budget humanitaire et celui de l'aide au développement a creusé un fossé souvent profond entre deux « phases » de la coopération internationale qui ne devraient être que deux faces d'une même intervention. Sans ressources, une paix fragile risque de se transformer très rapidement en un nouveau conflit.

Ceci m'amène à mon troisième et dernier point : l'importance de fournir aux agences humanitaires les ressources dont elles ont besoin, même quand les grandes urgences ne nous interpellent pas avec la force de leurs images médiatisées par les chaînes de télévision. Le HCR a dû faire face cette année à des difficultés financières sans précédents, qui nous ont obligés à réduire nos activités dans beaucoup de domaines vitaux. L'année prochaine ne s'annonce pas facile non plus. C'est en Europe, malheureusement, que ces difficultés ont été particulièrement évidentes. Par exemple, la contribution que nous recevons de la Commission européenne - jusqu'à présent un des trois principaux donateurs du HCR, à travers lequel beaucoup de pays européens, dont la France, canalisent une partie de leur contribution - n'est aujourd'hui que le 30% de ce qu'elle était en 1994. Elle pourrait être ultérieurement réduite l'année prochaine. Je fais donc appel à vous, pour que la contribution de la Commission européenne au HCR devienne plus régulière, prévisible et flexible.

Par ailleurs, la contribution directe de la France au HCR a aussi subi une considérable diminution dans les dernières années, et se trouve aujourd'hui seulement à la quinzième place parmi celles des principaux pays donateurs. Je l'ai dit, et je le répète : l'appui moral et politique que la France continue à donner au HCR est essentiel ; sa récente législation en matière d'asile, comme j'ai eu l'occasion de le dire au Président de la République, au Premier Ministre et aux membres du gouvernement lors de ma visite en mars, est ouverte et clairvoyante. Je voudrais donc m'adresser à vous pour que le support financier de la France au HCR soit ramené à un niveau correspondant à son engagement international sur le plan politique et humanitaire.

Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les Députés,

La fin de la guerre froide a rendu la gestion des problèmes de réfugiés plus complexe, mais aussi plus souple et fluide, que dans le monde bipolaire des décennies précédentes. L'action humanitaire a aujourd'hui des nouvelles possibilités de démontrer son efficacité, et en même temps de contribuer à trouver des solutions durables aux problèmes de déplacement forcé de populations. Elle ne pourra le faire que si elle obtient l'appui des instances politiques des pays dont l'engagement international est déterminant au rétablissement et au maintien de la paix. La France est parmi ces pays. Je compte sur votre compréhension et sur vos sentiments humanitaires pour que cet appui soit aussi convaincu, déterminé, concret et constant que nous l'attendons de vous.

Merci.