Yana Liubymova met à profit sa propre expérience du déplacement forcé pour venir en aide et défendre les intérêts des autres Ukrainiens contraints de fuir.
« C’est comme si vous avanciez dans un tunnel et qu’à un certain moment, vous perdiez le contrôle de ce qui vous arrive… On s’attend toujours à ce que les choses s’améliorent d’un moment à l’autre, au moins du point de vue psychologique », explique Yana Liubymova, 41 ans, lorsqu’elle tente de décrire comment elle vit le fait d’avoir dû fuir son domicile à deux reprises en l’espace de 10 ans.
Des millions d’Ukrainiens ont été déracinés par cette guerre, qui a débuté en 2014 dans la République autonome de Crimée et dans l’est du pays, et qui s’est ensuite intensifiée avec l’invasion massive de l’Ukraine par la Russie en février 2022. Lors de la première vague de déplacements, environ 1,4 million de personnes ont été contraintes de fuir les hostilités, principalement dans les régions de Donetsk et de Louhansk.
Yana a fui la ville de Kadiivka en 2014 et s’est installée à Starobilsk, également dans la région de Louhansk. C’est là que sa famille s’est construite une nouvelle vie. Mais malgré le fait qu’elle ait réussi à monter une activité prospère, elle ne pouvait pas fermer les yeux sur les difficultés rencontrées par les autres personnes déracinées. Elle a donc cofondé « The Effective Community », une organisation de la société civile visant à aider les personnes déplacées à s’intégrer au sein des communautés qui les accueillent – ce qui est aussi l’une des priorités des autorités et des agences humanitaires.
En 2020, lorsque le conseil pour les personnes déplacées internes a été mis sur pied dans la région de Louhansk, Yana en a pris la tête, assurant la liaison entre les personnes déplacées et les autorités.
« Nous avons lancé cette initiative parce que nous voulions aider les gens. J’ai vécu cette expérience [du déplacement] et je savais exactement comment agir lorsque la guerre s’est étendue à l’ensemble du pays », explique Yana.
Le 24 février 2022, elle a dû fuir à nouveau pour sauver sa vie. Quelques heures avant que Starobilsk ne passe sous occupation russe, Yana et son mari ont pris leur chien, rassemblé quelques documents et quitté cette ville dans laquelle ils s’étaient installés. Ils ont traversé le pays et, au bout de plusieurs jours de route, se sont trouvés un abri temporaire dans la région d’Ivano-Frankivsk, dans l’ouest de l’Ukraine.
Au cours du premier mois suivant l’invasion russe, plus de 10 millions de personnes, soit un quart de la population ukrainienne, ont été déracinées pour se retrouver soit réfugiées à l’étranger, soit déplacées à l’intérieur du pays.
« Lors de l’invasion, j’ai eu une très forte impression de déjà-vu. Tout le monde avait besoin de nourriture, d’un endroit pour dormir, d’un abri sûr et d’un endroit pour se laver », se souvient Yana. « Nous avions déjà connu cela en 2014, mais cette fois-ci, il ne s’agissait pas seulement d’une ou deux régions. La guerre avait atteint toutes les régions de l’Ukraine, n’épargnant aucune famille. »
Elle est venue en aide aux personnes en fuite pour leur trouver un logement et leur permettre d’accéder à l’assistance dont elles avaient besoin. Au bout de quatre mois, elle s’est vu proposer un emploi au bureau du médiateur à Kyiv, la capitale, et a dû déménager à nouveau.
« J’ai vécu cette expérience du déplacement et je savais exactement comment agir lorsque la guerre s’est étendue à l’ensemble du pays. »
Ayant dû recommencer sa vie à deux reprises, Yana s’en tient à son principe directeur : « Ne pas mettre la vie en pause ». Pourtant, sa conception de la notion de « chez-soi » a changé : « Mon sentiment d’appartenance à un lieu précis a complètement disparu. C’est quelque chose d’extrêmement traumatisant. Par exemple, dans la vie de tous les jours, je ne supporte pas la présence d’objets superflus. Je me demande en permanence si j’ai vraiment besoin de cette tasse ou d’autres objets. Serais-je en mesure de les emporter avec moi si je devais fuir à nouveau ? »
En tant que présidente du conseil des personnes déplacées, Yana a maintenu ses contacts avec d’autres personnes déplacées de la région de Louhansk, aujourd’hui presque entièrement occupée par les Russes. Mis à part ceux qui ont fui, elle s’intéresse également à ceux qui ont choisi de rester dans ces régions où l’aide humanitaire ne peut être acheminée.
Elle insiste sur l’importance de créer les conditions permettant aux personnes qui le souhaitent de rentrer volontairement chez elles lorsque le gouvernement ukrainien aura repris le contrôle des zones occupées, sans pour autant imposer des politiques qui forceraient les gens à rentrer chez eux. Ses efforts vont au-delà de l’aide immédiate et visent à jeter les bases d’un redressement et d’une réintégration durables, par exemple en encourageant la fourniture de services de base et la création d’emplois tant dans les communautés d’accueil que dans les zones de retour.
Il existe aujourd’hui 527 conseils de déplacés internes en Ukraine, qui représentent les communautés déplacées à travers tout le pays. En novembre 2023, le HCR, l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés, a apporté son soutien au premier Forum des conseils de déplacés internes d’Ukraine, qui s’est tenu à Kyiv. En tant que représentante de sa région, Yana a participé à un panel qui a mis en lumière le sort de millions de personnes déplacées à l’intérieur de l’Ukraine.
« La personne que j’étais avant 2014 n’existe plus. Ils m’ont tout pris », affirme Yana en évoquant ces dix dernières années qui ont profondément changé sa vie. « Aurais-je agi différemment si j’avais su qu’en dix ans, j’allais devoir fuir mon foyer à deux reprises ? Non, j’aurais cherché davantage à apporter mon aide. Dans les moments où je n’en peux plus, je pense aux personnes qui ne sont pas en mesure faire face à la situation par leurs propres moyens. Je choisis de me rendre responsable de leur sort. Je ne peux pas me permettre d’arrêter. »
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